- Tel que publié dans l'édition 2022 du Guide de l'auto -Partie de rien au fond d’un garage de Longueuil, une petite équipe de passionnés a déplacé des montagnes pour devenir un constructeur automobile à part entière. Portée aux nues dans un Québec en pleine Révolution tranquille, la Manic GT connaîtra des débuts glorieux mais une fin abrupte. Grâce à des informations et des images inédites, Le Guide de l’auto vous renvoie 50 ans en arrière, sur les traces de la seule voiture québécoise de grande série.
Au milieu des années 60, le Québec est en ébullition. Alors que la société se transforme profondément et que les progrès sociaux se multiplient, les Québécois font leur Révolution tranquille. Les indicateurs économiques sont au vert tandis que l’état d’esprit dominant est à l’innovation et à l’entrepreneuriat tous azimuts. Et pendant que la Belle Province prépare l’Expo 67 qui l’ouvrira définitivement sur le monde, un jeune homme d’origine française songe à construire la première voiture québécoise de grande série. Mais quel nom lui donner ? Alors que les ouvriers bâtissent d’immenses barrages hydroélectriques et que la chanson de Georges Dor, La Manic, passe en boucle à la radio, le nom de cette future voiture apparaît comme une évidence : ce sera Manic.
DE RENAULT CANADA À L’ÉCURIE MANICJudoka de haut niveau, Jacques About a failli participer aux Jeux olympiques de 1964 mais y renonce finalement pour des raisons de santé. Après avoir ouvert des écoles de judo et fait partie des fondateurs de ce sport au Québec, il entre aux relations publiques de Renault Canada. C’est aussi à cette période qu’il rencontre Pauline Vincent, sa conjointe, qui était journaliste pigiste : « On s’est connus en 1966, on avait loué une maison qui devait absolument avoir un garage, elle se trouvait boulevard Lafayette à Longueuil ». Dans ce garage se trouve un prototype qui ne s’appelle pas encore Manic. Il s’agit d’une Renault 4 que Jacques About voulait transformer en coupé sport.
« La voiture était toute en métal, c’était un ferblantier français qui s’en occupait », ajoute Pauline Vincent. Un projet qui restera finalement sans lendemain mais dont nous allons reparler plus loin. En 1967, Jacques About fait la connaissance d’un jeune Français, fraîchement arrivé au Québec, qui va devenir un des piliers de l’aventure Manic : Maurice Gris. « Renault m’a engagé depuis la France, comme mécanicien-électricien. À cette époque-là, il y avait très peu de petites autos et pour les mécaniciens d’ici quand ce n’était pas un V8, ce n’était pas une voiture. Mais quand je suis arrivé chez Renault Canada à Saint-Bruno, ils ne savaient plus quoi faire avec moi ! En fin de compte, ils m’ont gardé là pendant trois ou quatre mois, pour me former avant de m’envoyer chez un dealer. C’est comme ça que j’ai rencontré Jacques ».
Les deux hommes vont rapidement devenir amis et Maurice Gris emménage chez Jacques About et Pauline Vincent à Longueuil. Au départ, la petite équipe se concentre surtout sur la compétition : « Jacques avait récupéré une R8 Gordini de Renault Canada qui avait été accidentée en course, au Shell 4000. On a récupéré la mécanique et on l’a montée dans une autre voiture, c’est comme ça que l’aventure a vraiment commencé ». Une petite équipe de passionnés réunie autour de Jacques About bricole plusieurs Renault 8 Gordini et roule toutes les fins de semaine au circuit de Saint-Jovite, qui ne s’appelait pas encore Mont-Tremblant.
« Chaque soir, je faisais des soupers pour 10-12 personnes et après ça, le groupe partait travailler dans le garage. C’était vraiment une époque magnifique », se remémore Pauline Vincent. Suite à ces balbutiements, l’équipe quitte Longueuil pour un local situé à Greenfield Park. Ce dernier abrite une entité nouvellement créée : l’Écurie Manic. Une équipe de course qui fait d’abord rouler les Renault 8 Gordini, puis des monoplaces de Formule C. Une commandite du cigarettier Gitanes permet de boucler le budget.
LA MANIC-GRACConvaincu que la compétition peut apporter une grande crédibilité à un jeune constructeur, Jacques About épargne le plus d’argent possible pour s’offrir une GRAC, la monoplace qui écrase le championnat de Formule France à l’époque. C’est Maurice Gris qui est chargé de traverser l’Atlantique pour récupérer la voiture et l’envoyer au Québec. « Jacques et Pauline m’ont donné 4 000 $ dans une ceinture et je suis parti récupérer la voiture à Valence dans le sud de la France », précise-t-il. Une fois débarquée au Québec, la monoplace est reproduite sous licence par Manic.
Le moteur était d’origine Renault, le même que les GRAC françaises, mais avec une cylindrée légèrement abaissée pour respecter le règlement canadien de Formule C. La Manic-GRAC fait ses premiers pas en course à Saint-Jovite avec Jacques Duval en juillet 1968. Ce dernier coupe la ligne d’arrivée en cinquième position. Au cours des saisons 1968 et 1969, les GRAC seront pilotées en course par Tim Eddington (voir encadré plus haut), Marcus Mussa, Eligio Siconolfi et Gérard Cellier, un des piliers du Journal de Montréal. Au total, quatre Manic-GRAC devaient être produites. Selon les documents d’archives consultés par Le Guide de l’auto, seules deux monoplaces différentes ont couru en même temps.
Et grâce à des images d’époque, nous avons pu voir deux GRAC complètes et un châssis sans moteur ni carrosserie sur la même photo. Donc en retirant la GRAC française précédemment importée, il y a au moins deux châssis supplémentaires qui ont été fabriqués par Manic (voir plus bas). Est-ce que l’équipe a produit une seule voiture complète ou bien deux ? Nous ne pouvons pas l’affirmer avec certitude. Ce qui est certain en revanche, c’est que parallèlement à ses activités sur la piste, Jacques About pense déjà à « l’après », la construction d’un petit coupé sport destiné à la route, la Manic GT.
LE TROISIÈME HOMMESerge Soumille quitte la France en 1968, peu de temps avant les grandes grèves du mois de mai. Il suit sa femme, chanteuse, qui entame une tournée en Amérique du Nord. C’est en accompagnant son épouse à une émission de télévision qu’il fait une rencontre déterminante. « J’ai croisé Jacques Duval et je lui ai demandé s’il était possible de piloter ici, au Québec. C’est lui qui m’a donné le téléphone de Jacques About », explique-t-il. Serge Soumille propose alors ses services pour piloter les voitures de l’Écurie Manic récemment créée. « Jacques m’a demandé de le rejoindre à Tremblant et m’a dit : Tu fais quelques tours dans la voiture, je te regarde et on en reparle. C’est comme ça que l’aventure a commencé ».
L’essai est concluant et Soumille est engagé… mais pas comme pilote. Jacques About a déjà un pilote d’essai à l’époque (Jean-Pierre Alamy), il va donc lui confier une mission différente : « Très rapidement, Jacques m’emmène dans le garage derrière sa maison. Il me montre un truc affreux basé sur une Renault 4. Il me demande ce que je sais faire. Je lui explique que j’ai de bonnes bases en mécanique et que j’ai étudié l’aérodynamique quand j’étais à l’armée. C’est ce jour-là qu’il m’a proposé de m’occuper de la Manic de route ». Mais il y a une dernière condition à cette embauche. « Jacques m’a dit qu’il ne pouvait pas me payer. Je lui ai répondu que ce n’était pas grave parce que ma femme gagnait suffisamment bien sa vie. C’était vraiment une autre époque ! » ajoute-t-il en riant.
DE LA PISTE À LA ROUTEDe l’autre côté de l’Atlantique, un petit constructeur français propose déjà une auto sport à deux places avec des pièces empruntées à Renault, l’Alpine A110, aussi appelée la Berlinette. Jacques About avait des liens avec Renault puisqu’il y a travaillé, mais il était également lié à Alpine par son beau-frère Jacques Cheinisse, un des directeurs de l’entreprise : « Jacques About était un grand admirateur de Jean Rédélé, le fondateur d’Alpine, c’est aussi pour cette raison qu’il a utilisé des solutions techniques similaires pour la Manic », explique-t-il.
Comme la Berlinette, la Manic GT est un petit coupé sport à deux places avec une carrosserie en fibre de verre. Mais les ressemblances s’arrêtent là pour des raisons de coût. En effet, Jacques About souhaite vendre une petite voiture sport qui ne soit pas trop chère, pas plus de 3 000 $. Serge Soumille, chargé de la conception de la voiture, prend en compte ce paramètre important : « J’avais plein de copains qui avaient des Alpine à l’époque, donc je les connaissais par coeur. Mais contrairement à la Berlinette qui avait un châssis à poutre centrale qui parcourait la voiture d’avant en arrière, on a dû utiliser le plancher de la Renault 8 pour faire des économies ». Une structure tubulaire ajoutée à la carrosserie permettait d’assurer une rigidité et une résistance adéquates.
Comme la R8 possède quatre places et la Manic seulement deux, l’équipe recule les points d’ancrage des ceintures de sécurité. Les longerons, trop longs, doivent aussi être recoupés pour que la carrosserie s’ajuste correctement. Mais le châssis n’est pas la seule pièce en provenance de chez Renault. Le groupe motopropulseur, les trains roulants, les suspensions, la direction, le système de freinage, les roues (sauf les jantes optionnelles), les feux arrière, ainsi que plusieurs éléments de l’intérieur sont empruntés à la Renault 8.
« On a aussi récupéré le pare-brise de la R8, mais on l’a incliné pour qu’il corresponde au profil de la voiture. Cette solution permettait de limiter les coûts, car faire un pare-brise spécifique coûtait très cher », précise Serge Soumille. La Manic GT reçoit également des pièces empruntées à d’autres véhicules du constructeur français. La vitre arrière provient de la Renault 16 et les phares de la Renault 10. « Pour les clignotants avant, c’était d’abord ceux de la Renault 16, et puis on est passé aux modèles ronds qui venaient de la Renault 4 », ajoute Maurice Gris. De son côté, Manic produisait les carrosseries au complet, les sièges (en fibre de verre) et leur rembourrage, les glaces latérales, le tableau de bord ainsi que plusieurs détails de finition.
UN MOTEUR À LA CARTESi l’on se fie à la brochure d’époque, le moteur employé était un 4 cylindres de 1,3 litre d’origine Renault. Officiellement, il était possible d’opter pour trois versions différentes du même bloc offrant 65, 80 ou 105 chevaux. En réalité, il s’agissait bien d’un moteur Renault, mais de 1,1 litre développant 60 chevaux. Pas une grosse puissance, mais avec seulement 680 kg sur la balance, la Manic GT était très légère. Selon Serge Soumille, il était aussi possible de monter un moteur 1,3 litre avec « kit Autobleu » pour améliorer la puissance d’environ 15 chevaux.
Pourtant, Maurice Gris, chargé de la chaîne de montage, n’en a aucun souvenir : « Pour moi, nous n’avons monté que des moteurs 1,1 litre d’origine, rien d’autre ». Cela dit, le carnet de commandes d’époque, où une colonne « Autobleu » est clairement visible, semble donner raison à Serge Soumille. D’après ce document, environ une auto sur huit aurait reçu ce kit améliorant la puissance. En revanche, les deux hommes s’accordent sur le fait que le moteur Gordini de 105 chevaux n’a jamais été monté à l’usine. Il ne répondait pas aux normes antipollution. Du côté de la transmission, la Manic GT recevait une boîte manuelle à 4 rapports. Il était théoriquement possible d’opter pour un modèle à 5 vitesses en option. « Je sais que certains propriétaires de Manic GT ont monté des boîtes à 5 vitesses, mais cela n’a jamais été fait à l’usine », précise Maurice Gris.
DESIGN EUROPÉEN… MAIS AUSSI AMÉRICAINLes éléments techniques validés, Serge Soumille s’attaque au design de la carrosserie. « Jacques voulait un dessin plutôt européen pour la partie avant et plus américain pour la partie arrière ». Cela peut sembler incroyable, mais la première esquisse de la voiture est réalisée sur une simple feuille de papier calque. « Mes dessins ont ensuite été reproduits par un dessinateur industriel ». Une fois le design validé, il faut le reproduire à taille réelle. C’est cette maquette qui servira ensuite de moule pour les carrosseries en fibre de verre.
« On s’installe dans le garage et on travaille du plâtre avec une forme en grillage. On scrute la voiture sous tous les angles, on modifie un peu la forme, c’était archaïque tout ça, il n’y avait pas vraiment d’organisation définie », ajoute Serge Soumille. C’est évidemment Jacques About qui a le dernier mot. Entre-temps, la petite équipe a quitté Greenfield Park pour de nouveaux locaux à Terrebonne. « Il y avait trois jeunes qui venaient du Cégep du Vieux Montréal pour travailler avec nous. Ils prenaient l’autobus à leurs frais et travaillaient gratuitement à l’usine de Terrebonne. Aujourd’hui, c’est improbable de voir ça, mais ils venaient pour le fun et pour passer du temps avec une équipe de course, puisque l’on faisait aussi de la course », explique Maurice Gris. Petite mais très motivée, l’équipe travaille fort pour présenter officiellement la voiture.
LES FAVEURS DU PUBLICMais pour être prêts à temps, les employés de Manic doivent composer avec un délai très court. « On travaillait jour et nuit sur la voiture. On sort un premier moule et on fabrique une carrosserie, avec des défauts. On essaye de les corriger au maximum et on arrive à terminer la voiture à temps pour le Salon. Il nous manquait juste la porte côté conducteur », se souvient Serge Soumille dans un éclat de rire. La Manic GT est officiellement présentée au Salon de l’Auto sport de Montréal en avril 1969. Parée de sa livrée jaune, la voiture reçoit un superbe accueil de la part du public. « Je m’en souviens comme si c’était hier ! Les gens étaient curieux, enfin une voiture québécoise. Il faut se remettre dans le contexte de l’époque, le Québec s’ouvre sur le monde et tout devient possible ! Il y a eu une promotion incroyable autour de la voiture, il faut dire que Jacques était très bon en relations publiques », se rappelle Pauline Vincent.
Suite à ce premier succès d’estime, il faut démarrer la production de la voiture. L’entreprise est rebaptisée Les automobiles Manic tandis qu’une dizaine de modèles de présérie sont produits. La plupart seront vendus à des clients. À ce moment-là, la production est encore artisanale, comme l’explique Maurice Gris : « On avait récupéré des Renault 8 accidentées. Pour fabriquer la Manic GT, on découpait totalement la carrosserie, on remettait le reste de la voiture à neuf et on posait la carrosserie en fibre de verre dessus ».
Sauf qu’aux yeux des autorités, ces voitures étaient toujours des Renault 8, pas des Manic. Par chance l’État était plutôt conciliant à l’époque : « Pour immatriculer les premières voitures, on demandait aux employés de changer le nom de la bagnole. On leur disait d’écrire « Manic » au lieu de « Renault » et d’écrire « GT » au lieu de « 8 », et ils nous disaient toujours oui ! On a fait ça pour une dizaine de voitures, les premières qui ont été construites », s’amuse Serge Soumille. Parmi ces autos, un exemplaire est envoyé en France pour être testé par Renault : « Ils ont fait des tests et des comparaisons avec l’Alpine A110. Il paraît que la Manic était plus rapide en ligne droite parce qu’elle était un peu plus profilée, mais moins agile dans les virages parce que l’empattement était un peu plus long », ajoute-t-il.
LE DÉVELOPPEMENT DE LA MANIC GTGlobalement, la voiture était plutôt bien née, mais il y a évidemment eu quelques difficultés de mise au point. Le fait de reprendre le plancher, la mécanique et les trains roulants de la Renault 8 facilitait le travail, mais il a tout de même fallu modifier un certain nombre de choses. Le plus gros problème, c’était les charnières des portes, qui ont donné du fil à retordre à l’équipe. Finalement, ce sont des pièces anglaises empruntées à MG qui régleront le problème. Pour mettre au point la voiture, l’équipe se rend à son endroit de prédilection : le circuit Mont-Tremblant. « J’ai beaucoup roulé avec la Manic sur la route, mais aussi sur la piste pour la mettre au point », explique Serge Soumille.
C’est aussi à Mont-Tremblant que Jacques Duval conduira un des premiers modèles pour Le Guide de l’auto 1970. Cinquante ans plus tard, ce dernier se souvient très bien de son essai de la voiture : « Grâce à sa légèreté, les performances de la Manic GT étaient conformes à ce qui se faisait à l’époque. J’avais particulièrement aimé la direction, très précise, et la stabilité au freinage.
En revanche, la qualité de finition laissait vraiment à désirer et le train arrière avait tendance à vouloir passer devant. Mais c’est une auto qui avait du potentiel, c’est dommage que l’aventure Manic se soit arrêtée trop tôt ». Selon Serge Soumille, Jacques About a voulu aller trop vite pour confier la voiture au célèbre chroniqueur automobile : « Au début, on utilisait les mêmes suspensions que la Renault 8. Mais les amortisseurs et les ressorts ne convenaient pas à la Manic qui était plus légère. Nous avons réglé le problème par la suite, mais la voiture essayée par Jacques Duval était un prototype qui n’avait pas encore été modifié ».
LA PROCHAINE MANICAlors que les débuts de Manic se sont faits avec très peu d’argent, plusieurs investisseurs apportent leur soutien à Jacques About. Parmi les bailleurs de fonds les plus importants, on retrouve la Caisse de dépôt et placement du Québec, le Gouvernement du Canada, l’Office du crédit industriel du Québec, la famille Bombardier et la famille Jack Steinberg et Fils. En 1970, la production de la voiture se poursuit en petite série tandis que Serge Soumille travaille sur deux projets en parallèle : la Manic PA-II pour la compétition (voir plus bas), mais surtout la remplaçante de la Manic GT, qui n’a jamais porté de nom.
La voiture est toujours équipée d’un moteur Renault, mais il est désormais en position centrale arrière. Une disposition qui améliore la répartition des masses et rend la voiture plus efficace. « Le but, c’était une nouvelle fois de faire une voiture abordable, donc j’ai pris un moteur 1,3 litre de Renault 12. J’ai aussi réutilisé les suspensions avant que j’ai mises à l’avant et à l’arrière. Comme on avait un peu plus de sous, j’ai installé des ressorts ajustables pour définir le meilleur réglage possible. Mais contrairement à la Manic GT, j’ai fabriqué intégralement le châssis », explique Serge Soumille. Pour habiller cette voiture qui n’a pas encore été dessinée, ce dernier prend une carrosserie de Manic GT qu’il taille à la serpe pour la monter sur le châssis.
La nouvelle voiture étant plus large, la carrosserie n’était pas parfaitement ajustée, mais cela permettait de faire des essais en dynamique. « Je roulais autour de l’usine sans papiers et sans plaque, j’ai même fait des essais de pointe de vitesse. Les flics nous regardaient passer mais ne disaient rien, ils étaient super contents », se remémore Serge Soumille avec un sourire malicieux. À la fin de l’année 1970, Les Automobiles Manic quittent Terrebonne pour intégrer une grande usine de 60 000 pieds carrés à Granby.
La production n’est plus artisanale et les cadences augmentent sensiblement. Le constructeur en profite alors pour modifier le tableau de bord ainsi que les clignotants qui sont désormais placés près des phares. Selon Raymond Caillé, fondateur de l’Amicale Manic GT : « La qualité de finition des voitures produites à Granby s’est nettement améliorée, la carrosserie était aussi mieux réalisée ». Avec des moyens financiers plus importants, une voiture en production et de nombreux projets dans les cartons, l’avenir s’annonce radieux pour Manic. Pourtant, l’aventure s’achèvera abruptement six mois plus tard.
LES PREMIÈRES DIFFICULTÉSAu cours de l’année 1970, Les Automobiles Manic doivent faire face à des problèmes d’approvisionnement en pièces. Certaines commandes étaient incomplètes : « Quand il vous manque les écrous de fixation du moteur, la voiture ne peut pas être vendue, donc elle reste à l’usine et l’argent ne rentre pas, explique Pierre About, fils du fondateur de Manic. J’ai des documents d’archive qui montrent que Renault avait de la misère à s’ajuster pour livrer des petites commandes ». En revanche, Renault n’a pas coupé les vivres à Manic comme cela a parfois été dit. Selon Serge Soumille, il s’agit plutôt d’un manque d’intérêt de la part du constructeur français.
« Nous étions une petite structure et je pense que les gens de chez Renault ne nous ont pas pris au sérieux, ils sont venus seulement deux fois à l’usine ». Et contrairement à ce qui a pu être écrit, il confirme que la voiture se vendait bien : « J’ai lu plusieurs fois que personne n’achetait la voiture, c’est complètement faux. Elle était peut-être un peu chère par rapport à ce que les gens gagnaient à l’époque, mais elle se vendait bien. Le problème c’est que l’on n’arrivait pas à la livrer à cause des pièces manquantes », conclut Serge Soumille.
Ces retards de livraison de Renault commencent à causer des problèmes de trésorerie. Avant d’injecter plus d’argent, le conseil d’administration de Manic demande que Renault s’engage à payer les pertes dues aux retards de livraison des pièces. Le constructeur a évidemment refusé, ce qui a rendu la situation critique. « Il y avait des pièces en attente au port de Montréal que l’on ne pouvait plus dédouaner, car on manquait d’argent pour le faire », ajoute Maurice Gris.
LE PROJET OLYMPIA ET LA FIN DE L’AVENTUREPour contourner ce problème d’approvisionnement, Jacques About envisage de se fournir chez un constructeur américain. Chargé des prototypes, Serge Soumille commence à réfléchir au projet : « Je ne connaissais pas les mécaniques américaines, donc il fallait que je me penche dessus. Le but, c’était de sortir la voiture à moteur central avec Renault, la vendre pendant un ou deux ans, puis de sortir une bagnole avec un gros V8 américain ». Un projet que Manic n’aura pas le temps de concrétiser.
Le conseil d’administration refusant un financement additionnel de 250 000 $, l’entreprise est au pied du mur. Alors que les difficultés financières s’accumulent, la Manic GT est présentée au Salon de l’auto de New York 1971. « Il y a un Américain qui voulait nous commander 1 000 voitures par année. La grosseur de l’usine le permettait, Maurice avait fait un super boulot pour la chaîne de montage. Mais à ce moment-là, on produisait 3 voitures par jour, on ne pouvait pas livrer », ajoute Serge Soumille. La dernière Manic GT est livrée le 11 mai. Le 17 mai, l’usine ferme ses portes. Cruellement, le feu vert des États-Unis pour la commercialisation de l’auto arrive après la fermeture de l‘usine.
Beaucoup d’articles de presse de l’époque que nous avons pu consulter parlent d’une faillite des Automobiles Manic. Une version réfutée par Pierre About et Pauline Vincent : « Ce n’est pas une faillite, Jacques a mis la clé dans la porte, c’est tout. Et il a payé ses dettes pendant 10 ou 15 ans. Il avait donné sa parole et c’était un homme droit », mentionne-t-elle.
LES RAISONS D’UN ÉCHECPlusieurs raisons expliquent la fermeture de Manic, mais selon Serge Soumille, une décision stratégique a probablement précipité la fin de l’entreprise. « Avant que l’on construise l’usine de Granby, Bombardier nous avait proposé d’intégrer son usine pour produire la Manic. Ils aimaient ce que l’on faisait et ils voulaient se diversifier. On aurait peut-être aussi eu de l’aide technique pour la conception de certaines choses. Mais Jacques a refusé parce qu’il avait peur que l’on se fasse bouffer. » Dans une lettre ouverte que nous avons pu consulter, Jacques About reconnaît que c’est la plus grande erreur qu’il ait faite.
Cela dit, les difficultés d’approvisionnement liées à Renault ont aussi eu une incidence sur le destin de l’entreprise : « Après la fin de Manic, j’ai appris qu’Alpine avait les mêmes problèmes d’approvisionnement que nous en France. Sauf que quand il leur manquait des pièces, ils prenaient une camionnette et allaient les chercher directement à l’usine près de Paris. Nous, on ne pouvait pas faire ça. Avec le recul, je pense qu’il aurait fallu utiliser une mécanique et des pièces américaines dès le départ », conclut Serge Soumille.
ÉPILOGUELes archives ne sont pas assez précises pour savoir combien de Manic GT ont été produites. La dernière voiture livrée officiellement par Manic portait le numéro 157. Mais selon Maurice Gris, 152 voitures ont été livrées, ce qui signifie que quelques modèles n’ont pas été vendus à des clients pour diverses raisons. En ajoutant la dizaine de voitures de présérie, il y a donc eu environ 160 modèles produits. Toutefois, après l’arrêt de l’usine, plusieurs personnes ont racheté des carrosseries, des châssis, des moteurs et des pièces, ce qui a permis de fabriquer d’autres voitures. « À ma connaissance, il reste environ trente voitures dont une douzaine sont en état de rouler présentement », précise Raymond Caillé.
Deux mois après la fermeture de l’usine, Serge Soumille rentre en France à l’été 1971. Cinquante ans après, il porte un regard bienveillant sur cette épopée : « Je ne suis pas aigri, c’était une belle aventure avec une superbe équipe ». Quelques années plus tard, c’est lui qui récupère la Manic GT qui avait été testée chez Renault en 1969. « Jacques m’a dit, il y a une Manic chez mon cousin, va la récupérer, tu l’as bien méritée ». Il possède toujours cette voiture, qu’il a restaurée puis améliorée avec le temps (moteur, freinage, suspensions, etc.).
Maurice Gris, qui n’est pas amer lui non plus, est resté au Québec. Il a travaillé, entre autres, dans une marina près de la frontière américaine. Il a possédé une Manic GT qu’il souhaitait restaurer, mais l’a finalement revendue il y a plusieurs années. De son côté, Jacques About s’est reconverti dans l’esthétique avant de se lancer avec succès dans l’éducation. Il fait partie des fondateurs de l’Académie Ste-Thérèse, dont un campus porte aujourd’hui son nom. Il est décédé accidentellement en 2013. En dépit de l’échec de Manic, Jacques About et son équipe ont tout de même marqué l’histoire automobile à leur manière, sous la forme d’un petit coupé sport qui demeure la seule voiture québécoise produite en série.
OÙ SONT PASSÉES LES MANIC GRAC ? Les monoplaces n’étant pas immatriculées, il est généralement ardu de retracer leur parcours. Et comme nous n’avons aucune certitude sur le nombre de Manic-GRAC réellement produites, il est difficile de dire combien il en reste aujourd’hui. Cela dit, nous avons retrouvé une voiture en Belgique. Son propriétaire, Philip Quy, l’a achetée aux Pays-Bas en 2016 : « J’ai trouvé cette auto un peu par hasard, je voulais une monoplace avec un moteur Gordini, ce qui était le cas. Elle était peinte en jaune et dans un état pitoyable quand je l’ai récupérée ».
Intégralement restaurée et repeinte aux couleurs de l’Écurie Manic, la voiture a été modifiée pour répondre aux règlements en vigueur dans les courses de monoplaces anciennes. Mais comment est-elle arrivée en Belgique ? Selon les documents dont dispose Philip Quy, la voiture aurait été importée par le pilote belge André Pilette pour son école de pilotage située sur le circuit de Zolder. Ensuite, la voiture aurait eu deux autres propriétaires aux Pays-Bas avant de revenir en Belgique chez Monsieur Quy.
Dès lors, comment savoir si c’est bien une Manic-GRAC fabriquée au Québec et pas une GRAC française ? « Il est facile de différencier les GRAC et les Manic-GRAC. Les tubes du châssis de la GRAC française sont en mesures métriques alors que ceux de la Manic sont en mesures impériales, comme sur ma voiture », précise Philip Quy. À défaut de savoir combien de Manic-GRAC ont été produites à la fin des années 60, réjouissons-nous qu’une monoplace construite au Québec continue de rouler en Europe aux mains d’un propriétaire passionné!
LA MANIC GT DE COURSE Au milieu des années 60, Renault Canada importe des R8 Gordini. Des petites voitures basées sur la berline Renault 8 mais avec des capacités sportives rehaussées. Certaines de ces autos ont été rachetées par Jacques About pendant qu’il travaillait pour le constructeur français. Alors que l’Écurie Manic arpente sans relâche la piste de Saint-Jovite, Jacques About revend une de ces R8 à Tim Eddington, un jeune pilote qui courait avec une Austin-Healey Sprite. « Jacques m’a vendu une Gordini et j’ai commencé à rouler avec à l’été 1968, principalement à Tremblant. J’ai aussi fait une course avec la Manic-GRAC à l’automne », se remémore-t-il. « En 1969, Jacques m’a proposé de découper la carrosserie de ma Renault 8 pour la transformer en Manic GT de course. Au début j’étais un peu hésitant, mais j’ai fini par accepter », explique Tim Eddington en esquissant un sourire.
La petite R8 est totalement découpée pour ne conserver que le plancher. Une cage de sécurité spécifique est aussi installée et une carrosserie inédite, sans phares, est fixée au châssis. L’auto sera ensuite dotée de petits ailerons à l’avant pour améliorer la stabilité à haute vitesse. Le moteur Gordini de 1,1 litre est conservé, mais contrairement à la Manic de route, le radiateur est déplacé à l’avant pour un meilleur refroidissement. Grâce à ces modifications, la voiture devient plus performante, à la grande satisfaction de Tim Eddington : « avec la carrosserie en fibre de verre, l’auto était plus légère, et l’aérodynamique nettement meilleure que la Renault 8 qui ressemblait à une boîte à chaussures. J’ai couru avec la voiture durant toute la saison 1969 à Mont-Tremblant, Mosport et Trois-Rivières ».
À la fin de l’année, Tim Eddington revend finalement son auto à Jacques About car il quitte le Canada pour aller vivre au Royaume-Uni : « Jacques a récupéré la voiture au moment de mon départ, je ne sais pas ce qu’elle est devenue ensuite ». Nous avons essayé de retrouver la trace de cette Manic de course, mais aucun des intervenants que nous avons interrogés ne sait où a atterri cette voiture.
LE MYSTÈRE DE LA MANIC PA-II Tandis que la Manic GT est déjà en production, le constructeur québécois se lance dans la construction d’une barquette de compétition destinée à courir en Groupe 6. Jacques About la nomme PA-II, en hommage à son père Pierre About. C’est Serge Soumille qui se charge de la conception de cette voiture : « La base était un châssis avec des tubes Reynolds qui étaient employés pour les vélos. C’était léger mais très rigide ». Cette structure tubulaire reçoit ensuite un 4 cylindres 1,6 litre d’environ 170 chevaux. « On a commencé avec un moteur Vegantune, un préparateur anglais. Ensuite on a utilisé un bloc Brian Hart qui venait aussi d’Angleterre », précise Serge Soumille.
Comme beaucoup de véhicules de compétition à l’époque, la boîte de vitesses provient du manufacturier britannique Hewland. Les triangles de suspension sont réalisés en interne, mais les moyeux et les disques de frein viennent de chez Lotus. Quant à la carrosserie, intégralement réalisée en fibre de verre, elle est aussi produite chez Manic. « Un ébéniste a reproduit la voiture en taille réelle, il avait fait du super boulot. C’était une maquette en bois que l’on a ensuite découpée en morceaux pour faire les moules permettant de fabriquer la carrosserie », ajoute Serge Soumille.
Jacques About avait de grandes ambitions pour cette voiture qui devait participer à plusieurs courses prestigieuses, dont les 12 Heures de Sebring. Elle ne fera finalement qu’une seule apparition officielle, lors des 6 Heures ACAM de Mont-Tremblant en octobre 1970. Pendant cette course, Serge Soumille fait équipe avec Jacques Couture, le fondateur de l’école de pilotage Jim Russel de Mont-Tremblant. Confortablement installés en tête, les deux pilotes seront finalement contraints à l’abandon à cause d’un problème technique.
« J’avais décidé d’opter pour des triangles assez longs à l’avant pour limiter les variations au niveau de la suspension. Mais les contraintes étaient trop fortes sur la fixation et le triangle a plié. C’est à cause de ça que l’on a abandonné, c’est dommage car la voiture marchait bien », se souvient Serge Soumille. Après l’arrêt des automobiles Manic à l’été 1971, la voiture a été revendue en Ontario au milieu des années 70. En dépit de nombreuses recherches, nous n’avons retrouvé aucune trace de cette voiture et ni Serge Soumille, ni Maurice Gris ne savent ce qu’il est advenu de la Manic PA-II.
REMERCIEMENTSUn immense merci à Maurice Gris, Serge Soumille, Pauline Vincent et Pierre About pour leur aide précieuse dans la réalisation de ce dossier. Nous tenons également à remercier Raymond Caillé, fondateur de l’Amicale Manic GT, Jacques Duval, Tim Eddington, Philip Quy, Jacques Cheinisse, Glen Woodcock, Jeff Bateman, Vince Murray et Kevin Murray pour leurs réponses éclairantes.
Si ce dossier vous a plus et que vous souhaitez en savoir plus, vous pouvez retrouver notre documentaire intitulé « La Manic » sur la plateforme Vrai.
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Source : GuideAutoWeb.com, par Julien Amado
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