Peu de véhicules peuvent se vanter d’avoir révolutionné un segment. Et peu de véhicules peuvent aussi se vanter d’avoir eu une carrière si longue qu’ils ont été produits par trois compagnies différentes. Le Jeep Wagoneer, lui, il peut!
Boîte automatique, climatisation, vitres électriques… tout cela est aujourd’hui bien normal dans un utilitaire. Toutefois, ça ne l’était pas en 1963. À l’époque, un camion, c’était un camion. C’est-à-dire rustique! Les essieux sont rigides, les éléments de confort sont inexistants et les aptitudes routières n’ont aucune importance. Le Wagoneer va venir chambouler ces idées reçues.
Un nouveau paradigme Durant les années 50, le marché des véhicules à quatre roues motrices est encore « niche » mais il est largement dominé par Jeep. L’introduction en 1961 de l’International Scout vient un peu bousculer la donne. En effet, il est plus moderne que les produits Jeep et se permet même d’avoir de vagues capacités à rouler sur la route. Pour les dirigeants de Kaiser-Jeep (Willys, le concepteur original de la Jeep, avait été racheté par Kaiser Motors en 1953), c’est le signal d’alarme.
Dès le début de 1961, des fonds sont débloqués pour un nouveau moteur et pour une nouvelle ligne de véhicules. Il faut dire que le modèle dédié au transport de passagers, le Station Wagon, remonte à 1946. Achilles Carlos Sampietro (qui avait travaillé pour Alfa Romeo et Austin Healey avant de rejoindre Willys en 1952) se chargera du moteur. Baptisé Tornado, il s’agit d’un 6 cylindres en ligne de 230 pc (3,8 litres) avec arbres à cames en tête, une technologie rare à l’époque, voire inconnue sur un camion.
Sampietro avait fait ce choix non pas pour aller chercher plus de tours/minute, mais pour mieux travailler autour d’une chambre de combustion hémisphérique - la meilleure solution pour un moteur à explosion selon lui. C’est Dan Hammond, vice-président responsable de l’ingénierie, qui assure le développement de la plate-forme SJ. Grâce à une excellente intégration des composants de la transmission intégrale dans le châssis, les ingénieurs ont réussi à créer un véhicule plus bas tout en conservant une très bonne garde au sol. Cela permet un meilleur accès à bord et améliore la tenue de route. Tenue de route encore améliorée par la disponibilité en option d’un essieu avant indépendant (utilisant des barres de torsion à la place des ressorts à lames). Le Wagoneer est aussi le premier véhicule à 4 roues motrices à offrir une transmission automatique (3 rapports, fournie par Borg-Warner), un accessoire indispensable pour séduire les familles.
Quant au design, il est signé Jim Anger, directeur du style pour Jeep, en association avec le consultant Brooks Stevens (collaborateur régulier de Jeep et de Studebaker et créateur des Excalibur). Le Wagoneer se situe entre un 4x4 et une berline familiale grâce à ses flancs lisses, ses larges surfaces vitrées et son imposante grille verticale (suggérée par Stevens) tout en conservant des proportions solides. Il a l’air impressionnant, mais en fait il ne mesure que 4,66 mètres de long. Si le Wagoneer connaîtra plusieurs évolutions de style au cours de sa carrière, pratiquement aucun de ses panneaux de tôle ne sera modifié. Joli coup de crayon!
Multisegment avant les multisegmentsLe Wagoneer est proposé au public à partir du 14 novembre 1962, pour le millésime 1963. Il est disponible en carrosseries 2 portes (vitré ou fourgon tôlé) ou 4 portes, avec 2 ou 4 roues motrices (avec une gamme basse, en boîte manuelle uniquement) et en deux versions : base ou Deluxe (qui deviendra Custom en cours d’année). Le seul moteur proposé est le Tornado, générant 140 chevaux. Les portes à large ouverture donnent accès à un habitacle pour 6 personnes. Les familles ont un choix d’options presque inconnues dans l’univers du camion à l’époque : sélection de 10 couleurs extérieures, freins et direction assistés, radio AM, horloge électrique, compas (de série sur les 4RM), ceintures de sécurité (oui, oui!), vitre de hayon arrière à ouverture électrique… Les professionnels peuvent quant à eux obtenir un treuil, une prise de force ou le verrouillage de différentiel arrière. De tout pour tout le monde! Quelques années plus tard, Jeep en fera d’ailleurs la promotion avec le slogan « The 2-car car » (la voiture double usage). Le magazine Four Wheeler appelle le Wagoneer « une avancée importante dans le monde des 4x4 ».
Il ne faut pas oublier que tout le travail de développement du châssis SJ servira également de base au pick-up Gladiator, présenté en même temps que le Wagoneer. Ce véhicule connaîtra lui aussi une longue carrière puisqu’il sera construit jusqu’en 1987, la fin de sa fabrication coïncidant avec le rachat d’AMC par Chrysler. Avec ces deux modèles, les objectifs de Jeep sont atteints puisque, en 1963, la marque voit ses ventes augmenter de 42%. Ce n’est que le début…
Le plein de « Super »Avec une carrière de 29 ans, le Wagoneer va évidemment connaître de nombreuses évolutions. Nous n’allons ici parler que des plus significatives. Et justement, il y en a une dès 1964, avec l’ajout d’une climatisation optionnelle. Une version basse compression (7,5:1 contre 8,5:1) du 6 cylindres est proposée (133 chevaux) mais elle ne sera disponible qu’un an. En avril 1965, Jeep présente son premier V8, un 327 pc (5,4 litres) de 250 chevaux. Baptisé Vigilante, il est fourni par AMC et est accouplé, en option, à une boîte automatique Turbo Hydra-Matic à 3 rapports de chez General Motors. Le Tornado reste le moteur de base… mais pas pour longtemps. En cours de millésime, il est remplacé par un 6 cylindres en ligne d’origine AMC (232 pc, 3,8 litres, 145 chevaux) à cause de problèmes de fiabilité. Toujours à ce moment, la grille subit un important changement : elle passe de verticale à horizontale sur toute la largeur. Pourtant, l’emboutissage du capot n’est pas modifié et il est simplement traité comme une prise d’air. Malin et pas cher!
L’année suivante voit l’introduction d’un modèle déterminant : le Super Wagoneer, premier VUS de luxe de l’histoire. Il vient tout équipé : version à carburateur 4 corps du V8 Vigilante (270 chevaux), boîte automatique, air conditionné, galerie de toit, sièges baquets, console, moquette épaisse, finition faux bois, sellerie de luxe… Le prix est en conséquence : 57% plus cher que le Custom 4 portes! Cette version durera jusqu’au milieu du millésime 1969. Au courant de 1967, les versions 2 roues motrices disparaissent et les 2 portes (fourgon et vitré) subissent le même sort un an plus tard. Le millésime 1969 entraîne des modifications mécaniques : suppression de l’option roues avant indépendantes, remplacement du 327 pc AMC par un 350 pc (5,7 litres) Buick de 230 chevaux appelé Dauntless et disponibilité d’une transmission manuelle à 4 rapports en supplément.
Les années AMCEn janvier 1970, American Motors, qui voit du potentiel dans le marché des utilitaires sport, se porte acquéreur de Jeep pour 70 millions de dollars. Bien lui en prendra car, 10 ans plus tard, c’est Jeep qui maintiendra AMC à flot. Logiquement, le V8 Buick est remplacé en 1971 par des blocs AMC de 304 et 360 pc (5,0 litres et 5,9 litres) de 210 et 245 chevaux respectivement. Les barres verticales de la grille disparaissent en 1970 au profit d’un quadrillage tandis que la finition en faux bois sur les côtés de caisse revient en 1971. En janvier 1971, le 6 cylindres 232 pc est remplacé par un 258 pc (4,2 litres) de 150 chevaux. Une innovation majeure est introduite en 1973 : la transmission intégrale permanente Quadra-Trac, qui permet de ne plus avoir à enclencher les 4 roues motrices. Là encore, le début d’une nouvelle tendance. D’abord optionnelle, elle viendra de série dès 1975. Toujours en 1973, la planche de bord est repensée et le 304 pc est abandonné alors que le 360 peut développer 175 ou 195 chevaux selon le choix du carburateur.
Outre de nouveaux pare-chocs et l’apparition de freins à disque, 1974 voit le lancement du modèle Cherokee, destiné à lutter contre les Ford Bronco et Chevrolet Blazer. Au niveau de la carrosserie, il ne s’agit ni plus ni moins que d’un Wagoneer 2 portes. Mais l’introduction du Cherokee a pour conséquence de pousser le Wagoneer plus haut en gamme : disparition du 6 cylindres, V8 360 pc de base et 401 pc (6,6 litres) de 215 chevaux en option (il sera supprimé à la fin de 1978). Cette logique sera amenée à sa conclusion en 1977 avec la présentation d’un Cherokee 4 portes, qui entraînera l’apparition d’une version Limited du Wagoneer en janvier 1978. Digne descendante du Super Wagoneer, elle aura une liste d’équipements de série exhaustive : climatisation, régulateur de vitesse, volant ajustable en hauteur, vitres, sièges et verrouillage électriques, sièges baquets et intérieur en cuir… encore une première pour un véhicule à 4 roues motrices. Parmi les autres évolutions, on notera l’allumage électronique et des ressorts de suspension revus en 1975, des châssis renforcés en 1976 et la disparition de la version Custom en 1977.
À ce moment-là, Jeep produit entre 15 et 20 000 Wagoneer annuellement. Ce n’est certes pas un gros volume mais il s’agit d’un véhicule extrêmement rentable pour la marque. La meilleure année de cette époque sera 1978 (28 871 exemplaires) et la pire sera 1980 (10 481 exemplaires). Entre les deux, il y aura eu le second choc pétrolier de 1979. C’est pour cela que le 6 cylindres fera son retour en 1980 (le V8 restera le moteur de base). En 1979, la calandre avait été profondément remaniée avec des barres verticales et des phares carrés. Une boîte manuelle Tremec à 4 rapports est proposée en 1980. Elle passera à 5 rapports en 1982 avant que les manuelles ne disparaissent en 1983. Toujours côté transmission, la Turbo Hydra-Matic est remplacée par une TorqueFlite, fournie par Chrysler. En 1981, un déflecteur est installé à l’avant pour aider à diminuer la consommation et une nouvelle finition Brougham, placée entre base et Limited, est ajoutée. Le 6 cylindres redevient le moteur de base. Le tableau de bord est révisé pour 1982 et il le sera à nouveau en 1986. Le système Quadra-Trac est remplacé par le Selec-Trac, permettant le passage à la gamme basse uniquement en mode 4RM, avec le modèle 1983 alors que le niveau de base est supprimé.
Comme un grand!En 1984, Jeep présente ses nouveaux Cherokee de génération XJ (produits jusqu’en 2001). Avec eux vient une version huppée baptisée… Wagoneer. Ainsi, le Wagoneer original devient le Grand Wagoneer. Le principal changement est l’installation de nouveaux feux arrière, une première depuis 1963, provenant des anciens Cherokee. Malgré l’arrivée de son cousin plus moderne, le Grand Wagoneer continue à bien se vendre : 20 019 exemplaires en 1984, 17 814 en 1985, 17 254 en 1986 et 14 265 en 1987. Pour 1985, le Selec-Trac est amélioré et un différentiel à glissement limité est disponible en 1986. Une nouvelle grille en 3 sections est installée en 1986 et de nouvelles roues sont offertes à partir de 1987. Cette année marque aussi l’abandon du 6 cylindres.
En mars 1987, Chrysler se porte acquéreur d’AMC. Rapidement, plusieurs modèles passent à la trappe mais, même s’il est alors en fabrication depuis 25 ans, pas le Grand Wagoneer. Malgré sa production limitée, il dégage encore de grosses marges. À partir de là, Chrysler va simplement peaufiner la finition et installer des pièces Mopar (console de toit ou compresseur de climatisation par exemple). Les ventes se maintiennent encore un temps (14 177 exemplaires en 1988) puis commencent à chuter (10 159 exemplaires en 1989 et 6 449 en 1990). Le dernier Wagoneer sort des chaînes d’assemblage le 21 juin 1991 après seulement 1 560 exemplaires pour le millésime 1991.
Le nom Grand Wagoneer reviendra en 1993 comme version huppée des nouveaux Grand Cherokee (série ZJ) mais il sera supprimé après une seule année et 6 378 exemplaires, laissant le Grand Cherokee Limited au sommet de la gamme. Et ce n’est qu’en 2022 qu’il réapparaîtra, en châssis court ou long. L’histoire est décidément un éternel recommencement…
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Source : GuideAutoWeb.com, par Hughes Gonnot
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