Derrière une automobile se trouvent des designers, des ingénieurs, des essayeurs, des ouvriers… et des dirigeants qui prennent les décisions finales. La Continental Mark IV s’est retrouvée au milieu de deux personnalités en conflit ouvert. Qu’importe, elle sera tout de même un succès commercial.
La première Lincoln Continental est lancée au millésime 1940 suite à la création d’un design exclusif pour Edsel Ford. L’auto, produite jusqu’en 1948, sera un gouffre financier mais sera reconnue pour son style, jugé parmi l’un des plus significatifs du 20e siècle. Pour l’année modèle 1956, Lincoln présente une Continental Mark II, avec les mêmes résultats que son aïeule, la reconnaissance en moins.
IacoccaLee Iacocca a flairé les goûts des consommateurs nord-américains dans les années 60 et 70 comme personne (pour les années 80 et 90, c’est une autre histoire… mais nous digressons). Issu d’un milieu modeste, avec des parents venus d’Italie, il entre chez Ford en 1946 en tant qu’ingénieur avant de rapidement passer aux ventes. Il se fait remarquer par sa campagne « 56 for ’56 » (56 $ par mois pour l’achat d’un modèle 1956) et commence à monter les échelons. En novembre 1960, il est nommé directeur général de la marque Ford, en remplacement de Robert McNamara (le futur secrétaire d’État à la défense). Grâce au succès phénoménal de la Mustang, dont il est le père spirituel, Iacocca devient en janvier 1965 vice-président responsable des autos et camions de la compagnie. L’introduction de la Lincoln Continental Mark III est également son idée.
Présentée au millésime 1969, elle sort Lincoln du relatif anonymat dans lequel elle se languissait et permet à la division d’enfin engranger des profits. La Mark III arrive même à presque aussi bien se vendre que l’Eldorado, le coupé de la toute puissante Cadillac lancé en 1967. Avec une telle feuille de route (et un sens aigu de l’autopromotion), Iacocca estime qu’il est le seul à pouvoir devenir président de la Ford Motor Company. Sauf que Henry Ford II, PDG et actionnaire principal de la compagnie, a une autre idée en tête…
KnudsenSemon E. Knudsen, surnommé Bunkie, est en quelque sorte l’opposé de Iacocca. Il est issu de l’aristocratie automobile de Detroit. Son père, William S. Knudsen, sera directeur de la division Chevrolet de 1924 à 1937, puis président de General Motors jusqu’en 1940. À partir de là, il participera au volet industriel de l’effort de guerre des États-Unis. Quant à Bunkie, il entre chez GM en 1939 et passe à la tête de Pontiac, alors en grandes difficultés, en 1956. Son mandat est clair : sauver la marque ou fermer les portes. Grâce à un nouveau design plus percutant et un titre de Voiture de l’année en 1959, les ventes de Pontiac redécollent rapidement et la marque volera de succès en succès durant les années 60. Dès lors, la carrière de Knudsen prend un coup d’accélérateur : directeur général de Chevrolet en 1961 et vice-président exécutif de GM en 1967. Déçu d’avoir perdu la course au titre de président de GM fin 1967 face à Ed Cole, il acceptera l’offre d’Henry Ford II d’accéder à la présidence de Ford en février 1968. À partir de là, vous vous en doutez, il va y avoir un clash!
Iacocca contre KnudsenPuisqu’il est le « créateur » de la Continental Mark III et qu’il a participé à chaque étape de son développement, Iacocca estime qu’il est de son droit de s’occuper de sa remplaçante, la Mark IV. Il faut dire que la Mark III deviendra un modèle important pour Lincoln, et même Ford. Conçue avec un petit budget, elle s’avèrera très rentable et réalisera 43% des ventes de Lincoln pour le millésime 1971. Mais nous n’en sommes pas encore là. Nous sommes au printemps 1968. La Mark III arrive tout juste en concessions mais la compagnie travaille déjà à son remplacement (les cycles de développement sont alors de 3 à 5 ans). Deux propositions sont retenues pour être fabriquées en argile à l’échelle 1. L’une provient du studio de design avancé et est réalisée par l’équipe de Wes Dahlberg, comprenant entre autres Jim Arnold et Dean Beck. L’autre sort du studio corporatif dirigé par Don DeLaRossa et est réalisée par Steve Sherer et Ron Perry. Le vice-président responsable du style est alors Gene Bordinat. Deux faits importants sont à souligner pour bien dresser le tableau : DeLaRossa et Bordinat sont des hommes de Iacocca tandis que Bordinat et Dahlberg sont à couteaux tirés.
Ainsi donc, un beau matin de ce printemps 1968, Knudsen fait une tournée impromptue des studios de design. Lorsqu’il entre dans les locaux de Dahlberg, il voit la maquette pleine grandeur et décrète pratiquement sur le champ qu’il s’agit de la prochaine Mark IV. Il demande à l’équipe de ne toucher au style que pour des questions de faisabilité et pour répondre aux besoins de l’ingénierie. Bordinat arrive en courant et explique à Knudsen qu’il s’agit d’une proposition inférieure et que les lignes développées par le studio corporatif sont bien meilleures. Mais Knudsen ne veut rien savoir. Sa décision est prise. Dès lors, Bordinat n’aura de cesse de vouloir le faire changer d’esprit. Il ordonne à DeLaRossa de continuer le développement de son modèle, se distinguant par des pare-chocs saillants ainsi que des arches de roue encore plus marquées que celles de la Mark III et se prolongeant sur les ailes. Bordinat espère même que Knudsen se fera virer avant que le projet n’aille trop loin. Son vœu sera presque exaucé …
Progressivement, Iacocca organise un travail de sape de Knudsen. Il n’a pas apprécié les décisions de ce dernier concernant la Mark IV et la Mustang 1971. De plus, Knudsen accumule les faux pas en dirigeant comme s’il était encore chez GM. De son côté, Iacocca vient de lancer un nouveau modèle à succès : la Maverick (dévoilée le 17 avril 1969, soit 5 ans jour pour jour après la Mustang, apparemment la date porte chance). En septembre 1969, la cocotte explose car plusieurs cadres menacent de démissionner si Knudsen n’est pas renvoyé. Henry Ford II ira lui annoncer la mauvaise nouvelle en justifiant sa décision par « Ça n’a tout simplement pas marché comme je l’espérais. »
Pour le camp Iacocca, c’est un triomphe… même si Lee n’obtiendra le poste de président qu’en décembre 1970. Pour la Mark IV, par contre, c’est trop tard : le style a été gelé au cours de l’été 1969. Fait intéressant, la Mark IV, comme la Mark III, repose sur la même plate-forme que la Thunderbird. Mais cette fois-ci, c’est le design de la Lincoln qui sera finalisé en premier et celui de la Ford en sera une adaptation. L’une des dernières modifications est l’ajout d’une vitre ovale dans le montant arrière pour améliorer la visibilité (dite vitre opéra). Cette petite vitre sera un gimmick repris par plusieurs autres marques dans les années 70/80.
La Mark… marque du succèsPar rapport à la Mark III, la Mark IV repose sur un empattement allongé de 8 centimètres au profit des places arrière et le coffre est légèrement plus grand. Le V8 de 460 pouces cubes (7,5 litres) fait son retour. Mais la baisse dramatique des chiffres de puissance et de couple pour 1972 s’explique par la réduction du taux de compression (pour utiliser de l’essence sans plomb) et, surtout, par la mesure qui passe de valeurs brutes (sans les composants entraînés par une courroie comme l’alternateur ou la pompe à eau ni le système d’échappement) à des valeurs nettes (avec tous les accessoires installés), beaucoup plus réalistes.
Source : catalogues Lincoln
La Continental Mark IV délivre tout ce que l’on est en droit d’attendre d’un paquebot de luxe des années 70 : suspension ultrasouple, direction sans le moindre retour d’information et silence de roulement total (l’ajout massif de matériaux insonorisants explique en grande partie la différence de poids de 236 kg avec la Thunderbird). L’équipement est à l’avenant : vitres teintées électriques, direction assistée, air conditionné avec contrôle automatique de température, montre Cartier, radio AM à 4 haut-parleurs, coffre entièrement moquetté, accoudoirs centraux (avant et arrière), tableau de bord avec deux ronces de plastique différentes, sièges électriques réglables selon 6 directions, pneus radiaux Michelin à flanc blanc et des freins antiblocage (l’électronique module la pression du système hydraulique 4 fois par seconde). Évidemment, la liste des options est large : différentiel arrière autobloquant, intérieur en cuir, verrouillage centralisé, volant ajustable en hauteur, toit ouvrant électrique, radiocassette, régulateur de vitesse et dégivrage de vitre arrière (!?). À l’extérieur, 15 couleurs de base sont proposées, 8 teintes métallisées sont disponibles contre supplément et le toit en vinyle (de série) peut être coordonné selon 5 coloris.
La Continental Mark IV est construite sur les mêmes lignes d’assemblage que la Ford Thunderbird, dans l’usine de Wixom, au Michigan. Présenté en même temps que les Continental du millésime 1972, le nouveau modèle est facturé 8 640 $ aux États-Unis et 10 613 $ au Canada. Les commandes affluent : la production monte de 79,3% par rapport à l’année précédente! Pour la première fois de son histoire, Lincoln flirte avec les 100 000 ventes annuelles (voir tableau ci-bas). Certes, Cadillac immatricule encore près de trois fois plus de véhicules mais chez Lincoln, on sent qu’il se passe quelque chose. D’autant plus que la Continental Mark IV se permet le luxe de battre l’Eldorado, pourtant redessinée en 1971. Un exploit qu’elle renouvèlera tout au long de sa carrière. Pour Lee Iacocca, c’est une victoire amère…
La valse des ensembles décoratifsLe changement le plus significatif du millésime 1973 est l’apparition de nouveaux pare-chocs avant plus massifs, due aux normes d’impact fédérales qui demandent de supporter un choc à 5 mph sans dégâts apparents. Cela entraîne une réduction de la hauteur de la grille et une augmentation du poids de 30 kilos. La puissance baisse à 208 chevaux mais, pour compenser, le rapport de pont passe de 2,80:1 à 2,75:1. Lincoln ajoute également plus d’insonorisation, des freins améliorés et une gamme de couleurs revues (15 de base, 9 métallisées optionnelles et 8 pour le toit en vinyle).
En milieu d’année modèle 1973, Lincoln lance l’ensemble Silver Luxury Group qui comprend une peinture métallisée argentée avec toit vinyle coordonné et un intérieur en velours rouge canneberge. En ces années où la performance est bannie et où l’apparence compte de plus en plus, c’est le début d’une tendance importante, celle des groupes décoratifs, qui connaîtra son apogée en 1976. En attendant, le succès de la Mark IV ne se dément pas. Les ventes du modèle augmentent de 43% et Lincoln dépasse pour la première fois de son histoire le cap des 100 000 immatriculations (dont 54% sont réalisées uniquement par le coupé). Bref, l’avenir semble radieux avec une demande en constante croissance pour des bateaux rutilants aux V8 toujours plus assoiffés d’or noir. Sauf que…
Les modèles 1974 sont à peine arrivés sur le marché qu’éclate en octobre 1973 le premier choc pétrolier. Logiquement, la production baisse de plus de 17% (chez Cadillac, l’Eldorado souffre tout autant). Le prix qui passe pour la première fois la barrière symbolique des 10 000 $ américains n’a pas dû aider. À part les nouveaux pare-chocs arrière « fédéralisés » (impliquant la remontée des feux arrière dans les ailes) et la puissance qui monte à 220 chevaux (grâce à un allumage transistorisé), Lincoln n’a pas changé grand-chose. Parmi les nouvelles options, on note un échappement double et un ensemble esthétique Gold Luxury Group, qui reprend la même recette que l’ensemble Silver mais, vous l’avez deviné, en couleur or.
À cause des nouveaux pots catalytiques et de toute la plomberie qui vient avec, le 460 pc ne développe plus que 194 chevaux en 1975. Lincoln installe de série les 4 freins à disque, le régulateur de vitesse, le volant inclinable et l’ouverture électrique du coffre. Outre les traditionnels entourages de roues chromés, de nouvelles moulures latérales plus épaisses et permettant des jeux de couleurs sont ajoutées alors qu’un toit de vinyle raccourci et ceinturé d’une bande de chrome est également disponible. Aux ensembles Gold et Silver, Lincoln ajoute trois nouveaux ensembles décoratifs : Blue Diamond (extérieur et intérieur bleu aqua, finition velours ou cuir, tapis bleus), Saddle/White (extérieur blanc et intérieur en cuir et vinyle combinant les couleurs brun et crème, tapis bruns) et Lipstick/White (extérieur blanc, intérieur en cuir blanc et rouge, tapis rouges). Contrecoup de la crise, les ventes baissent encore de près de 18%.
La valse s’accélère!Maintenant, accrochez-vous, parce que Lincoln met le paquet pour ce qui est de la personnalisation en 1976. Les ensembles Gold et Silver disparaissent mais les Blue Diamond et Saddle/White sont reconduits alors que le Lipstick/White devient le Lipstick Red/White (maintenant avec le choix d’un extérieur rouge ou blanc avec toit vinyle rouge ou blanc). Ensuite, Lincoln n’en ajoute pas moins de 4 nouveaux : Gold/Cream, Red/Rosé, Jade/White et Dark Jade/Light Jade. Il existe aussi l’option Versailles, qui donne accès à une sellerie en velours chiffonné. Enfin, Lincoln présente au printemps 1976 trois ensembles additionnels à la diffusion limitée : Black Diamond, Lipstick/White et Desert Sand. Mais ce n’est pas tout, loin de là…
Si Lincoln n’est pas la première marque à utiliser le concept des Designer Series (AMC avait déjà lancé des éditions spéciales avec des intérieurs signés Aldo Gucci, Oleg Cassini et Pierre Cardin), c’est elle qui en profitera le plus et le plus longtemps. Trois créateurs de mode et un bijoutier sont contactés pour développer des modèles revêtant chacun une coordination de couleurs spécifique : Bill Blass (peinture bleu foncé, toit vinyle jaune, intérieur bleu foncé, bandes décoratives crème et doré), Pucci (peinture rouge, toit vinyle gris clair, intérieur rouge et bandes décoratives rouge et blanc) et Givenchy (peinture et intérieur turquoise, toit vinyle blanc et bandes décoratives noir et blanc) et Cartier (peinture, toit vinyle et intérieur gris clair, bandes décoratives rouge et blanc). De plus, chaque véhicule reçoit la signature dorée du styliste dans la fenêtre opéra ainsi qu’un panneau commémoratif plaqué or 22 carats avec le nom du propriétaire. Ces éditions spéciales sont très rentables (grâce à un prix majoré de 1 500 à 2 000 USD) et seront très populaires puisqu’elles représenteront près d’un quart des ventes du millésime 1976. Lincoln ne l’oubliera pas lorsque viendra le temps de développer la Mark V. Accessoirement, le V8 voit sa puissance remonter à 202 chevaux.
Grâce à cette offre extrêmement diversifiée et au fait que le spectre de la crise s’éloigne progressivement, la production de la Mark IV augmente de 19%. En six ans de présence sur le marché, elle se sera écoulée à 278 599 exemplaires, un score inimaginable pour Lincoln au début des années 70. Clairement, Bunkie Knudsen a eu du flair et Lee Iacocca sera bien obligé de l’admettre puisqu’il n’altérera pas le concept lorsqu’il planifiera la Mark V… qui connaîtra encore plus de succès!
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Source : GuideAutoWeb.com, par Hughes Gonnot
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